Texte du Professeur Sahçy.
Ancrée dans les traditions, l’esthétique et la philosophie africaines, la Capoeira est une expression holistique de danse, de lutte, de musique, de théâtre et d’aspirations émancipatrices. Elle est aujourd’hui pratiquée sous différentes formes; martiale, éducative, artistique, ou rituelle.
La Capoeira trouve ses origines dans la lutte des esclaves noirs au Brésil pour s’extraire du joug de l’oppression. Née dans des territoires autonomes occupés par les rebelles fugitifs, cette lutte utilisant essentiellement les pieds fut élaborée à partir des traditions de danses et d’arts martiaux des peuples de la Côte des Esclaves, sur une aire s’étendant de la Côte d’Ivoire au Mozambique. Si des polémiques restent ouvertes sur l’origine exacte de cette pratique en Afrique, il n’existe aujourd’hui pas de traces directes et de recherches approfondies parmi les rites d’initiation et les danses de guerre des anciens peuples Bantou, Gègè (Ewés), Mandingue, Nago, Yorouba, Ibo et d’autres, qui ont vu leur destin tragiquement confondu avec la traite.
Côte des esclaves, carte des colonies européennes
Ce qui est certain c’est qu’elle s’est développée sur le sol des amérindiens, exterminés ou asservis puis spoliés par les conquistadores et autres envahisseurs européens.
Selon certaines sources le terme « Capoeira » viendrait de la langue des indiens Tupi : « Caâ-pûera », qui signifie « terre brûlée », endroit où les esclaves initiés des Senzalas se retrouvaient en cachette pour s’entraîner. Il est plus probable qu’il sagisse d’une déformation d’un terme de la langue kikongo du Congo « Kipura ou Kipula », qui désignaient des formes de combat. Dans le contexte culturel congolais il peut aussi désigner celui dont les techniques de lutte sont inspirées des mouvements de combat du coq.
Musée Senzala Negro Liberto à Ceará dans le nord-est du Brésil
D’autres sources révèlent que la Capoeira ne serait autre que le N’Golo, « danse du Zèbre » pratiquée au sein de plusieurs peuples de l’ancien Congo-Angola, à l’occasion de rites d’initiation de jeunes gens.
Toujours est-il que le terme Capoeira ne vînt qualifier que plus tard une forme de lutte populairement appelée Brincadeira de Angola (jeu ou amusement d’Angola), tenue secrète pendant l’esclavage et aguerrissant les esclaves libres à l’art du combat.
Scène de capoeira au Brésil, Augustus Earle, 1820-24
Les capoeiristes jouèrent un rôle d’importance dans la victoire de l’empire du Brésil dans sa guerre contre le Paraguay. Cette victoire fût l’enjeu d’un « deal » entre le pouvoir et les esclaves prisonniers les plus dangereux, qui pouvaient gagner leur liberté en combattant pour le Brésil. Envoyés au front sans armes, l’on souhaitait ainsi se débarrasser d’eux à bon compte. Néanmoins la victoire acquise dans la bravoure et le sang favorisa la signature du décret d’abolition de l’esclavage en 1888. S’ouvrit une période de confusion durant laquelle une certaine Capoeira fut utilisée à des fins obscures, et permit une féroce répression de sa pratique.
Mestre Bimba
Dans sa conquête d’un électorat noir pour assurer sa victoire, le président Vargas fut tenté par l’opportunité d’une adhésion populaire significative, par la récupération de l’héritage culturel des population afro-brésiliennes. A la suite d’une démonstration de Capoeira qu'il demanda, il permit à Bimba, réputé et ambitieux Capoeiriste de l’époque, d’ouvrir la première école officielle en 1930, sous le nom de « Academia de luta regional da Bahia » au lieu de « Escola de Luta Africana de Bahia » comme Bimba le souhaitait. Dès lors la Capoeira put diffuser dans une plus large partie de la population, par l’intermédiaire d’une multitude d’académies. A son insu ou consciemment Bimba ouvrait l’ère politique de la Capoeira, en permettant sa récupération par une population blanche nantie, et plus avide de pouvoir que de permettre une réelle émancipation des noirs au Brésil.
Mestre Pastinha
En réaction à ce marchandage, Vincente Pastinha, autre figure illustre de l’époque ouvrit la première école de Capoeira Angola en 1941 dans le cœur de la cité de Salvador, à Bahia. Il dédia sa vie et son école à la préservation et à la continuité de la longue tradition de cet art martial Africain. Il enseigna la Capoeira comme une praxis de connaissance et de maîtrise de soi. Par son attachement à délivrer les couches populaires noires, blanches et indiennes de leurs conditions de vie aliénantes, il fut le promoteur et le garant de la valorisation de la culture Afro-brésilienne à travers la Capoeira Angola jusqu’à sa mort, en 1982.
Pastinha fut le premier à produire un ouvrage sur l’histoire, la philosophie et la pratique de cet art, « Capoeira Angola » (3ème édition 1988), ainsi que des disques célébrant la musique et la culture. Il voyagea également en Afrique avec ses élèves pour participer au manifestations du FESTAC ( Festival africain des arts & culture ) dans les années 1970.
A cela s’ajoutera la promotion que les artistes brésiliens finiront de faire à cet art en exportant la culture afro brésilienne en Europe et dans le monde.
La Capoeira Angola puise son originalité dans une intégration organique de techniques martiales africaines, de figures acrobatiques exploitant des registres corporels et mentaux qu’elle s’attache à rendre interactifs, complémentaires et évolutifs.
Dans sa forme la plus générale elle se présente comme une danse de couple improvisée, fluide, aérienne ou près du sol, lente ou rapide. Cette performance doit manifester l’élégance et la maîtrise corporelle d’un danseur, la ruse et l’efficacité d’un lutteur, l’habileté et la créativité d’un acteur qui tente d’allier la l’esthétique et la technique au service d’une stratégie personnelle de déstabilisation du partenaire. L’engagement et la rivalité restent néanmoins les composante vitales du jeu.
Les Joueurs d’une « Roda » évoluent en interaction au son d’instruments et de voix, improvisant une chorégraphie ludique, esthétique et martiale, au centre d’un espace circulaire, théâtral en remaniement permanent. Chacun est tour à tour joueur, musicien, créateur à part entière de la Roda.
L’objet de cet échange, dans sa dimension martiale, n’est pas tant de vaincre son adversaire par la force que par l’intelligence et l’humour et la grâce. Même si une certaine Capoeira est souvent présentée comme un art martial pur, vanté pour sa redoutable efficacité, l’utilisation de la force brutale est fortement dépréciée par les puristes et les joueurs expérimentés.
Le Jeu n’est pas davantage une démonstration purement esthétique. Elle ne constitue pas une recherche particulière comme dans le Hip-Hop, car l’esthétique est intrinsèque à la qualité technique d’un mouvement dans la Capoeira.. Un mouvement correctement réalisé ne peut être disjoint d’une esthétique à la fois spécifique et personnalisée.
Le Jeu n’autorise pas un défoulement lyrique ou une introversion mystique. Même si La Capoeira s’est forgée en parallèle avec les religions importées par les esclaves d’Afrique, pratiques qui ont donné lieu au syncrétisme brésilien actuel, elle constituait dans cet ensemble de rituels, celui qui supportait les perspective et espoir de libération de l’oppression au sens absolu. C’est pourquoi la Capoeira moderne traduit toutefois une certaine démarche de l’esprit, intentionnelle et volontaire, qui s’attache à relier l’individu à ses ressources et potentiels propres, généralement inconscients, en lui proposant par le jeu de les rechercher, de les activer pour les utiliser au service d’une harmonisation intérieure et relationnelle.
Une performance de Capoeira Angola est caractérisée par sa danse, la Ginga, façon de se mouvoir en rythme dans l’espace afin se placer de façon toujours optimale pour se protéger et pour s’ouvrir de multiples possibilités d’action. des mouvements dynamiques tels des appuis sur les mains, des mouvements rotatifs, des frappes inattendues, des acrobaties spontanées. A un haut niveau de pratique le jeu de Capoeira est considéré comme une conversation improvisée entre deux corps. La sensibilité opérationnelle se s’apparente à de celle d’une performance de Jazz.
L’Angola est un jeu complexe qui doit amuser et apporter de la joie à celui qui le pratique mais aussi aux spectateurs. Ce qui a tendance à créer la confusion dans l’esprit des pratiquants des arts martiaux asiatiques, qui ne peuvent pas comprendre le corps détendu et le visage souriants des joueurs de Capoeira.
Cette façon d’envisager le jeu ne doit pas réduire l’actualité de l’habileté martiale d’un bon joueur.
Pourquoi l’étude de cet ancien Art est-elle importante ? Parce qu’il nous enseigne comment affronter des expériences éprouvantes tout en faisant preuve de réceptivité et de souplesse ; comment répondre à la violence sociale par l’évitement et la grâce ; et comment utiliser l’adversité et les tribulations de la vie pour développer force physique et force spirituelle, ainsi que sagesse dans nos pensées et nos actes.
La Capoeira s’offre ainsi à beaucoup de ceux qui la pratiquent comme une façon de mobiliser des facultés indispensables dans la vie quotidienne ; canaliser et purger les tensions (stress, blocages), la maîtrise de soi, la sociabilité, le sens de l’initiative ainsi que la parade à diverses agressions inévitables générées par la coexistence en société.
La Capoeira Angola est une ancienne sagesse léguée aux hommes de notre temps, pour que nous puissions accomplir le meilleur de ce temps et de nos possibilités, création d’équilibre et de vies constructives, et avec l’espoir d’ajouter de la beauté dans le monde.
Comme forme artistique la Capoeira Angola manifeste et révèle les valeurs culturelles et la philosophie africaines pré coloniale dont elle est issue. Souvent les pratiques africaines tendent à ne pas séparer les différents aspects d’une culture dans des activités isolées et différenciées. La Capoeira n’est pas une exception. Elle est un phénomène multiforme ; c’est une performance alliant danse, combat, jeu, rituel et musique. C’est un mode de défense personnel, autant qu’une pratique d’évolution.
La Capoeira reste, avec toutes ses variantes plus ou moins concurrentielles selon qu’elles recherchent primauté martiale, esthétique ou distraction, modernité et ouverture ou tradition rigide, une source quasi inépuisable de richesse et d’émancipation individuelle et relationnelle.
La Capoeira demeure certes avec ses contradictions et curiosités, tout en témoignant cependant de profondes unité et cohérence. Un « tout », aussi complexe qu’insaisissable, une dynamique vivante en évolution permanente.
